Le B(M)log

GIN

C’est bien à l’inventivité britannique qu’on doit le radar, l’agneau à la menthe, la brosse à dents, et la cuisson à point de Jeanne d’Arc, mais contre toute attente, pas l’alcool de genièvre : il fut mijoté à l’origine par des apothicaires hollandais au XVIIe. Une confusion sans doute à mettre sur le compte du « Gin-Tonic », le tonic étant lui une création résolument british, issue de l’époque où les chasseurs de tigres de Sa Gracieuse Majesté souffraient du paludisme dans le Penjab, jusqu’à ce que quelqu’un eut l’idée de mettre du sucre dans la quinine pour la rendre moins dégueulasse.

généalogie

De sa terre natale hollandaise, le « Genever » fut ensuite kidnappé par le roi Guillaume II lors de son accession au trône d’Angleterre (il s’assura par là même une postérité tout de même plus enviable que Louis XV, par exemple, qui n’a donné son nom qu’à des fauteuils en molleton). Les farouches soldats de l’Empire, friands de gnôle à bon marché pour fêter la victoire et/ou désinfecter les trous de chevrotine, eurent tôt fait de le populariser auprès de l’abondant prolétariat européen, qui put dès lors apaiser à moindre coût les douleurs des nombreuses silicoses en phase terminale. Même James Bond, sujet radicalement anglais s’il en est (mais relativement éloigné du bas peuple, si l’on en juge par sa consommation de champagne Bollinger et d’Aston Martin), participa à l’effort britannique général de prosélytisme genévrier en dévoilant la recette du gin-to au chapitre IV de « Dr No » en 1958 (tiens, c’est l’année de naissance de Sharon Stone, figure célèbre du pic à glace, c’est dingue comme tout est lié).

distribution géographique

Par contre, les ivrognes helvétiques, empêtrées dans la dégustation forcenée de pinot noir bien de chez nous, ont longtemps boudé cette eau-de-vie immigrée, et les Gins de fabrication locale étaient jusqu’à récemment aussi rares dans les étals des épiciers que le chasselas d’Outre-Atlantique ou les tomates avec un goût de tomate. C’était sans compter sur l’engouement contemporain quasi babylonien pour ce breuvage herbacé, et sur le flair des artisans distillateurs de la région qui lui ont emboîté le pas. Les marques de Gins du pays éclosent désormais encore plus vite que les centres vaccinaux, sans rougir le moins de monde de la prestigieuse expertise des leurs aînés Londoniens (jetez un ou deux yeux sur les vingt-quatre Gins suisses que la B.M. a sur sa carte de boissons rigolotes pour vous faire une idée de la luxuriance de l’assortiment national– voilà pour le moment « réclame »).

En effet, de Schaffhouse à Genève en passant par un nombre vertigineux de villages inconnus au bataillon, souvent avec des noms bourrés de consonnes (oui, les Alémaniques ont une petite longueur d’avance sur ce coup-là, pour une fois qu’ils ne font pas tout à l’envers, hein ?), des douzaines d’artisans mitonnent des déclinaisons aux arômes de plus en plus bigarrés : il faut savoir que la sélection de baies ou d’herbettes qu’on va infuser dans le futur gin représente la quintessence (et la partie la plus ludique) de son élaboration, avant une redistillation de ce savant trempage, le plus souvent « à façon » dans une des distilleries agréées, qui ne courent pas les rues : un alambic en cuivre, c’est aussi beau qu’un coucher de soleil sur le Lavaux, mais ça coûte un ou deux bras, sans parler des taxes fédérales sur l’alcool (29.- par litre, autant dire que finalement la vignette à 40 balles, c’est pas tant cher payé). Certains aigrefins se contentent même d’ajouter à de l’alcool pur une liqueur d’aromates et d’herbes et de l’eau distillée – si c’est pas de la fainéantise, ça y ressemble bigrement. En Suisse, la production annuelle est de nos jours de plus de 50’000 litres, auxquels il faut ajouter 600’000 litres de Gin importé, mais la tendance est à « aplatir la courbe », pour utiliser une locution en vogue (les chiffres de ventes d’Alka Seltzer, eux, sont stationnaires).

Quand on imagine le volume de glaçons nécessaire à rafraîchir ces quelques 13 millions de Gin-to’ et l’état de la banquise, on se dit que c’est quand même mal fait.